Du tango à la tangothérapie psychanalytique 

 

(Si vous souhaitez citer tout ou partie de cet article, merci de me demander l'autorisation et de citer vos sources)

 

Introduction aux caractéristiques du tango, à ses effets psychologiques spontanés et aux leviers thérapeutiques qui en découlent.

 

Le tango argentin dansé produit des effets psychologiques spontanés sur les danseurs réguliers. De ce fait, il contient des ressources psychothérapiques potentielles qui ont été analysées et promues au rang d'outils conceptuels additionnels aux théories psychanalytiques classiques individuelles et groupales, pour penser et cadrer la proposition thérapeutique.

En effet, l'une des caractéristiques intrinsèques du tango consiste en la nécessité de devoir passer par l'autre dans un rapport de proximité physique et psychique pour que la danse puisse se faire, dans un cadre musical sine qua non, en harmonie et synchronie avec l'autre, dans un circuit de communication suffisamment "parlant" et intelligible par le corps à corps, ne serait-ce que pour produire le premier pas à deux.

De plus, le tango est une danse d'improvisation dont l'une des particularités est d'être dans une connexion intime avec l'autre d'une façon relativement lente et durable. Cette connexion se fait dans l'abrazo (littéralement l'embrassade, l'enlacement). Les danseurs ne se voient pas mais se sentent corporellement, tout en se déplaçant dans une marche plus ou moins élaborée, circulaire et antihoraire (le sens du bal).

Le couple de danseurs s'enlace et interprète la musique qui le cadre lui, ainsi que tous les membres du bal présents y compris ceux qui ne dansent pas.

Pour aller du tango vers la psychologie, on va appeler le bal au sens large «le groupe». Ce groupe partage certains codes de conduite que l'on va appeler «les éléments du cadre». Ces codes concernent l'invitation mutuelle (mirada et cabeceo), le temps passé à danser ensemble (la tanda, série de trois ou quatre danses), la façon de circuler tous ensemble, (la circulation et le sens du bal) le moment de séparation des couples (la cortina), la différenciation des rôles (guideur, suiveur), la différence des sexes (classiquement superposée aux rôles).

Dans ce cadre régissant les comportements des individus et du groupe, les danseurs ne savent jamais ce qui va se passer entre eux, comment la danse va se dérouler dans l'instant qui suit. Rien n'est prédéfini ni chorégraphié. Tout se passe dans la rencontre, unique, dans l'instant, de deux êtres qui dansent comme ils sont, qui ils sont.

Ces personnes consentantes et désirantes sont venues à la milonga (le bal de tango) pour leur envie de danser cette danse-là. (Aussi pour d'autres motivations qui ne sont pas l'objet de cet article). Elles se sont invitées du regard en ayant manifesté leur désir (positif ou négatif) par, dans un premier temps, la mirada: regarder l'autre avec l'intention de lui montrer que l'on souhaite danser avec lui/elle, puis par le cabeceo: signe de tête manifestant la demande et l’acquiescement. Entre ces personnes consentantes et désirantes finalement réunies dans la danse pour un temps défini, il va se produire un afflux d'affects dans la rencontre, qui va se trouver potentialisé du fait du cadre et des caractéristiques de cette danse qui permettent de condenser le tempo des échanges relationnels. On peut dire que la rencontre du tango est comme une rencontre dans la vie, mais en concentré, et sans les mots …

Dans cette «confrontation» dansée des corps enlacés, les danseurs passent d'un imaginaire stimulé par l'excitation du désir et de l'attente de cette rencontre, (souvenirs, projections...) à son éprouvé dans la réalité du corps à corps. Cet éprouvé ainsi que la concentration sur l'autre que requiert cette danse ramène à l'instant présent, dans un état méditatif, suspendant momentanément l'imaginaire et la pensée (lorsque la rencontre fonctionne et que la danse se passe bien), pour se réorganiser dans un second temps par rapport à l'éprouvé de la rencontre. C'est là dans cet écart entre l'avant et la « confrontation », dans le passage du un au « deux » (comprenant la musique et le groupe) que d'une part les effets psychologiques spontanés de cette danse se mettent en marche et qui, dans la répétition de ce mécanisme va permettre le plus souvent une prise de conscience spontanée du fonctionnement individuel. D'autre part ce qui se passe consciemment et inconsciemment à ce point-là va constituer, utilisé dans un cadre thérapeutique, des leviers thérapeutiques majeurs.

Ainsi, du cadre du bal au cadre thérapeutique avec une psychanalyste, il restait quelques «pas» et séquences à inventer en les croisant avec la pratique du maniement du transfert et du contre transfert, des interventions et interprétations individuelles et groupales sur un mode associatif et séquentiel proche de celui du psychodrame psychanalytique.

Les codes très définis dans le tango comme le sont les éléments du cadre thérapeutique en psychanalyse permettent dans les deux cas et de ce fait, un grand espace de liberté et d'improvisation. Ces codes, vont devenir dans la tangothérapie des enjeux thérapeutiques de travail élaboratif:comment se positionne-t-on par rapport aux éléments du cadre énoncés en début de groupe ou aux consignes énoncées au cours de la séance? évitement, attaque, acceptation, refus... ; que ce positionnement soit perçu consciemment ou non par les patients dans un premier temps.

Ce qu'apporte la tangothérapie en tant que psychothérapie psychanalytique corporelle-relationnelle est qu'elle est nécessairement relationnelle au sens propre. Il faut un autre là en chair et en os. Comme dans le tango, dans les séances de tangothérapie, cette nécessité de base de devoir passer par l'autre dans les conditions succinctement décrites, va être d'une richesse infinie.

D'une part, cela va produire des effets ici et maintenant comme un miroir de l'être révélant les positions psychologiques et comportementales dans une situation d'implication intime avec l'autre du fait de l'écart entre les représentations mentales et le réel du corps à corps (ou de la connexion par extension).

Précisons qu'il ne s'agit pas de danser le vrai tango mais qu' en ont été extraits les éléments forts, porteurs d'enjeux thérapeutiques, comme par exemple le concept de connexion à l'autre au sens large, et les éléments qui en découlent au sens large également, de «mise en marche», d'entrée en contact, d'écoute mutuelle, de prise de décision pour soi-même et pour l'autre dans le guidage, ou de relâchement d'une certaine vigilance dans le suivi, des modalités de séparation...

Ces capacités étant indispensables pour pouvoir faire n'importe quelle action à deux et en groupe, dont se mouvoir ensemble quelle qu'en soit la façon. De même que pour les éléments du cadre, il s'agira également d'élaborer comment chacun se positionne par rapport à ces nécessités dans ce cadre.

D'autre part, l'interaction corporelle relationnelle va réveiller, stimuler, mobiliser des perceptions, des sensations, des réminiscences, des souvenirs, et offrir des possibilités infinies et puissantes d'associativité corporelle et verbale permettant le retour du refoulé, son élaboration et son interprétation, tout en profitant de l'étayage classique d'un groupe de psychothérapie psychanalytique.

Mai 2015
 

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